Thomas Cottrell : Légende canadienne

Les longues soirées d’hiver nous donnent l’occasion de faire revivre les contes et légendes d’antan. Je vous propose ici une légende de la Côte-du-Sud qui rappelle un chapitre difficile de l’histoire du Québec. Les lecteurs et lectrices anglophones apprécieront peut-être, dans le même registre, A French-Canadian Christmas Carol et The Clever Woman. Je vous invite aussi à explorer les traditions d’hiver telles que décrites par Prosper Bender et par Louis Fréchette, ou encore l’histoire des carnavals à Montréal et à Québec.

Merci à celles et ceux qui ont lu, relu, aimé et partagé mes billets de blogue en 2023. L’intérêt qu’on porte à l’histoire canadienne-française transnationale m’a permis de poursuivre mes recherches et j’en suis très reconnaissant.

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La légende de Thomas Cottrell naît d’un événement tragique dans l’histoire de la vieille province de Québec, événement qui bouleversa la vie de milliers d’habitants. Il ne fallut que l’arrivée d’étrangers venant des colonies méridionales pour que les jalousies des gens des paroisses d’en-bas mûrissent en guerre civile. Après le dérangement de 1759, qui durcit le cœur d’habitants souffrant de ses séquelles, vint l’occupation de 1776, qui scinda d’innombrables familles de Lévis jusqu’en deçà de Kamouraska.

Les Américains cognaient alors à la porte de Québec, n’attendant que les renforts promis pour en finir avec la tyrannie anglaise, qui, de son château-fort dans la vallée du Saint-Laurent, semblait menacer les Treize Colonies. Certains habitants se rangèrent de ce côté; or, souvent, leurs propres frères et leurs femmes ne voyaient dans l’insurrection que de fausses promesses. La liberté ne jouait que pour peu dans cette dispute politique que le peuple interpréta à sa manière et à ses propres fins. Entre voisins, en cette longue année, ce n’était souvent que soupçons, menaces et violentes confrontations.

On doit comprendre la situation du seigneur Désilets, qui jamais ne fit confiance aux envahisseurs et qui dut courber l’échine lorsque le petit peuple, armé, vint l’interpeler. On doit comprendre la détresse et les multiples humiliations qu’il vécut à l’hiver 1776—et deviner son soulagement lorsqu’on annonça l’arrivée de vaisseaux britanniques sur le fleuve. Le siège de la vieille capitale fut levé; les rebelles décampèrent et portèrent la guerre ailleurs.

Dans les suites de ce traumatisme collectif, Désilets ne peut entretenir qu’une sèche cordialité avec le peuple de la côte. Lorsque la dame lui souffla à l’oreille qu’il était venu temps de trouver un mari à la dernière de la famille, Marie Anne, quelques années plus tard, Désilets refusa qu’on fouille le nid de traîtres dont la présence le hantait toujours. Mais on le verra : là n’était pas la hantise qu’il devait craindre.

La quête d’un jeune homme convenable, aux bonnes manières, se porta ainsi hors de la seigneurie et vers Québec, où Désilets faisait affaire de temps à autres. Québec : une ville de soldats, d’aubergistes, de charretiers et de soutanes. Rappelé à la tâche quelques fois par son épouse, qui se faisait la discrète porte-parole de la fille, Désilets trouvait dans la ville peu d’hommes qui purent honorer la famille. Tout ce temps, Marie Anne—que nous appellerons, à l’instar des parents, Maria—rêvait ses rêves de jeune femme. Non qu’elle n’eût pas l’esprit pratique, mais, se confiant parfois à sa mère, parfois à la bonne, Josette, elle manifestait le vif espoir d’un prince charmant, espoir que ses interlocutrices devaient régulièrement tempérer. Elle acceptait volontiers les visites du beau Gautron, seul homme de l’endroit qui put percer le voile de son imagination. Gautron ne pouvait toutefois lui offrir un avenir. Il en serait peut-être autrement des notables et des gentlemen passant par la vieille capitale. Ainsi, lorsque le seigneur revenait de ses excursions à Québec, Maria s’asseyait à ses pieds et retournait cent fois les images miroitantes qu’il lui dépeignait—et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’exagérer.

Or, il fallut d’une visite à Montréal, un bel automne, pour qu’il se produise un dénouement. Par l’entremise de l’un des Tarrieu, Désilets fit la rencontre d’un des nouveaux agents de la Compagnie du Nord-Ouest. Au pays depuis un an, Thomas Cottrell, immigrant écossais, avait la tête pour les affaires et tout ce qui pouvait lui promettre un brillant avenir, dont une connaissance passable de la langue du pays. Il sut flatter Désilets et faire briller le commerce qui annonçait une situation respectable dans la société de Montréal. Grand homme aux cheveux noirs, aux yeux noirs, Cottrell sut consentir aux attentes du seigneur jusqu’au mariage selon les rites de l’Église romaine. Certes, le tout serait soumis à l’approbation de Maria, mais d’ici-là, on déclara l’affaire conclue, ce que signa une ferme poignée de main.

Désilets descendit à Lévis en vaisseau, d’où il prit une carriole qui le mènerait au manoir. L’homme qui était embarqué à Montréal parut changé à son arrivée au foyer. Le voyage de retour n’avait duré qu’une journée, mais voilà que Désilets, blafard, semblait vieilli. Affligé d’une fatigue extrême, il n’eut que la force de partager la nouvelle avec la dame et sa fille avant de devoir s’aliter. Maria attribua l’état de son père au peu de confort que comportait tout voyage par mer ou par terre à cette époque. Ne s’inquiétant pas plus qu’il faut, elle put se réjouir de l’avenir qui l’attendait. Sous les froides et grises pluies de novembre, elle se réchauffa aux lettres que lui envoyait Cottrell. La lecture des bans suivit rapidement. Le mariage aurait lieu à la veille du Carême.

Pendant ce temps, la santé du seigneur ne donna aucun signe de rétablissement. Pire encore, il s’ensuivit un déclin incontestable de son état physique, puis de son esprit. En décembre, la famille reçut tour à tour trois visiteurs qui, chacun à sa manière, annoncèrent la suite des choses.

On fit d’abord appel au gendre, un médecin qui avait pignon sur rue à Québec. Il apporta quelques soins à Désilets, mais ne put rien contre les fièvres, les fatigues et, sous peu, les hallucinations. Désilets s’agitait parfois sans pouvoir s’exprimer clairement, or, quelques phrases revenaient : « Je ne peux pas », ou encore, « Ce n’est pas lui ». Seules les douces averses de neige, qu’il fixait à la fenêtre de la chambre à coucher, semblaient l’apaiser. Au milieu du mois, ses mains bleuirent puis se noircirent. Le bon docteur saisit l’occasion d’un nouveau délire pour annoncer à la dame et à Maria qu’il fallait contempler la fin. Le jour même, Maria alla chercher l’abbé Curot. Le curé vint à l’instant et administra l’extrême-onction, après quoi le calme repris Désilets; il ne s’en trouva pas moins cadavérique. Le médecin, percevant l’inévitable, présenta ses sincères excuses aux femmes et retourna à Québec pour veiller à sa pratique.

La dame, Maria et Josette prirent la garde du mourant, se relayant à son chevet, chacune demeurant attentive à tout changement qui annoncerait la dernière crise. Quelques jours tranquilles s’écoulèrent. Le 24 décembre, Gautron, qui passait quotidiennement pour s’enquérir des besoins de la famille, cogna et entra à la cuisine comme à sa manière. Or, cette fois, il était accompagné. « Ohé, il vous vient de la visite » lança-t-il. La bonne s’éloigna de l’âtre pour le recevoir; Maria descendit de l’étage et la dame, intriguée, se risqua à quitter son mari. Elles entrèrent dans la cuisine et aperçurent, aux côtés de Gautron, un grand homme figé sur le seuil. La lumière matinale et ses reflets découpaient le corps de l’étranger et semblaient lui donner des traits parfaitement noirs.

« C’est un monsieur Thomas » annonça Gautron, brisant le silence de l’incompréhension. Maria enfin sut répondre : « Monsieur Cottrell, bienvenue ». « Entrez » poursuivit la dame, elle aussi tirée d’un monde où l’attente de la mort semblait tout absorber. Josette pris le chapeau et les vêtements d’extérieur du visiteur. Les femmes s’empressèrent de le mener aux abords du feu dans le salon. Cottrell les remercia d’un français fort accenté. On ne put douter qu’il était mal à l’aise. Gautron intervint à son tour : « Il était à la porte des Lévesque et j’ai bien cru qu’il posait des questions à vos égards, quand je passai. Je lui ai dit que je le mènerais. Vous êtes maintenant chez les vôtres, monsieur Coquerelle, soyez sans gêne ». Le visiteur ne se détendit pas pour autant.

La correspondance entre Maria et son fiancé s’était faite rare dans les semaines précédentes. Dans sa dernière lettre, Maria annonçait ce qui semblait être le trépas prochain de son père. Elle devina que c’est cette nouvelle qui amenait Cottrell. Assise près de son futur mari, qu’elle rencontrait pour la première fois, la jeune femme ne savait entièrement que faire de cet étranger qu’elle avait pu connaître par l’entremise de leur correspondance, mais qui semblait plus mystérieux que jamais maintenant qu’il paraissait en chair et en os.

Josette servit un léger goûter. Gautron resta par courtoisie mais sans doute aussi par curiosité pour ce personnage qui avait remporté sinon le cœur, alors la main de la douce Maria. Cottrell partagea les actualités de la région de Montréal et la difficile traversée du Saint-Laurent qui avait failli prendre la vie d’un de ses compagnons de route; la mince glace de décembre s’était affaissée en plusieurs endroits. Parmi les petites politesses on ne toucha au sujet du mariage qu’implicitement par respect entendu pour le mourant.

Peut-être embarrassé d’une visite qu’il n’avait annoncé, Cottrell souhaita se retirer à la petite auberge de Saint-Michel où il comptait séjourner jusqu’au mariage. La dame l’invita, avant son départ, à venir au chevet du seigneur Désilets. À ce moment, les traits de Cottrell se transformèrent; il devint blême et bégaya un refus. Il protesta qu’il devait retourner à Saint-Michel avant que le temps change. Maria, plus innocente que les autres convives et souhaitant offrir à son fiancé sa pleine place dans la famille, le pris par la main et le pria de passer à la chambre avec elle. Cottrell céda.

Le mourant dormait toujours et on n’osa le déranger. À voix basse, dans la chambre, la dame partagea ce qu’elle avait appris du médecin avant son retour à Québec. Le petit groupe était sur le point de revenir au salon lorsqu’un râle s’éleva du mourant. Ils s’en approchèrent. Désilets ouvrit les yeux qui pendant un moment n’exprimaient qu’une confusion totale. Peu à peu il s’y installa une clarté et son regard se fixa sur Cottrell, puis s’emplit d’une nouvelle confusion avant de laisser place à une parfaite expression d’horreur. Cottrell, figé, ne put répondre que par un effroi réciproque. Personne ne sut que dire, personne ne voulait manquer toute parole—peut-être la dernière—que le mourant exprimerait.

Enfin, il ne put qu’énoncer du bout des lèvres, sans qu’il n’en échappe le moindre son, ce qui ressemblait à un « non ». Puis, sans jeter le moindre regard de part et d’autre de Cottrell, il ferma les yeux. Un puissant râle, l’ultime, secoua son corps, sur quoi il expira en présence de ses proches et du visiteur. La couleur revint au visage de ce dernier.

L’inhumation eut lieu au lendemain de Noël; on déposa le corps dans le caveau de l’église en attente du dégel. Loin de croire que Cottrell avait été un oiseau de malheur, Maria et la veuve oublièrent la scène de la mort, qui pour elles n’était que la dernière hallucination du défunt seigneur. L’étrange expression de celui-ci resta pourtant gravée dans l’esprit de Josette. Gautron n’en fut pas moins affecté et devint soupçonneux de l’homme qui semblait être responsable d’un choc fatal.

En début de janvier, Cottrell quitta soudainement la région pour régler des affaires à Montréal. Il reviendrait bien avant la date prévue pour le mariage, promit-il. Une semaine avant cette date, n’ayant reçu de lettre, Maria s’inquiétait vivement. Elle en vint qu’à ne dormir quelques heures par nuit, terrassée par l’idée que ce jeune homme qu’elle connaissait à peine, qui venait d’un autre monde, ne revienne jamais. Les murmures échangés discrètement entre la bonne et Gautron attisèrent ses craintes. À la veille du mariage, Gautron apprit de Firmin Boissy, habitant dans les concessions de Beaumont, que l’homme avait été de nouveau vu à Saint-Michel. Maria dormit. Le mariage alla de l’avant tel que prévu. L’abbé Curot accorda la bénédiction nuptiale dans une église bondée moins par égard envers la famille seigneuriale que par une fascination envers l’Écossais, au sujet du duquel toutes sortes de bruits couraient depuis plus d’un mois.

L’ombre du deuil ne laissa aucune place aux réjouissances habituelles. La veuve prit plaisir au mariage et à ses préparatifs, qui l’avaient distraite de la perte d’un mari emporté trop tôt. Or, cette consolation fut moins qu’éphémère. Au soir, Cottrell annonça qu’il devait retourner à Montréal dès le lendemain matin et qu’il comptait emmener sa nouvelle épouse, qui pourrait préparer leur nouveau ménage. Maria, prête à vivre pleinement son rôle d’épouse, n’hésita pas un instant. Ainsi, le jour venu, sous le triste regard de la dame Désilets et l’expression résignée de Josette et de Gautron, le jeune couple s’emmitoufla et embarqua dans une carriole engagée. On se quitta sur la promesse d’un prompt retour.

L’excitation de l’hiver fit place au calme des longs mois qui mèneraient au printemps. Le docteur revint pour assister la veuve auprès des notaires et des créanciers. Josette s’occupa des petites tâches domestiques; Gautron, des grosses. On ne reçut de nouvelles des nouveaux mariés. On prit pour acquis qu’ils reviendraient à la reprise de la navigation sur le fleuve. Or, le dégel livra une tout autre révélation.

La deuxième semaine d’avril, les glaces ayant brisé, on repêcha un corps à Beaumont. Le cadavre, un jeune homme en tenue impeccable, semblait parfaitement préservé, de sorte qu’on ne put déterminer quand, au cours de l’hiver, la mort s’était produite. En apprenant le fait, le postier de Pointe-Lévy descendit à Beaumont et jura qu’il s’agissait d’un homme qui avait fait la traversée sur glace avec lui en décembre—avant Noël, s’il s’en rappelait bien. N’écoutant ses consignes, ce personnage s’était égaré du sentier tracé dans la neige et la glace s’était affaissée sous ses pas. Il n’y avait eu aucun moyen de le repêcher.

Le corps fut rapidement enterré—et rapidement exhumé lorsque Firmin Boissy appris la nouvelle. Il promit de pouvoir identifier le cadavre. Le cercueil ouvert, il plongea la main dans le veston du trépassé et en sortit des papiers qu’il livra lui-même au manoir Désilets. Josette remis les papiers à la veuve et relaya l’histoire de la traversée mortelle. Thomas Cottrell s’était noyé avant que vienne cogner le grand étranger à la veille de Noël. Convaincue qu’elle ne reverrait plus jamais sa cadette, hantée par la présence d’un revenant, la veuve prit son dernier souffle trois jours plus tard.

Dans la paroisse, on n’arriva jamais à s’entendre. En fait, l’histoire de Cottrell alimenta un vif débat qui dura plusieurs générations. Chez certains, ce n’était qu’une question de vol d’identité. À la mort accidentelle de Cottrell, son compagnon de voyage avait saisi la chance de marier une demoiselle—et la fille d’un seigneur, en plus—qu’il semblait lui-même connaître personnellement, compte tenu des chaudes lettres que Cottrell lui avait décrites. Quelques personnes affirmèrent avec confiance que cette mort ne pouvait être accidentelle, mais bien prévue par le jaloux compagnon de route. Selon d’autres habitants, le grand homme aux yeux noirs était un spectre qui ne trouverait le repos éternel qu’en emportant le seigneur et sa fille—conséquence des vices de Désilets, ou encore de sa complicité avec les étrangers ou de ses choix politiques. Ses ennemis allèrent jusqu’à dire qu’il avait invité le diable et qu’il en avait payé le prix. Quoi qu’il en soit, il y a bien des gens de la Côte-du-Sud qui encore aujourd’hui affirment avoir eux-mêmes aperçu, la nuit, un grand inconnu traverser les rangs en habit d’époque. On pense qu’il est toujours à se décider à quelle porte il frappera prochainement.

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