Histoire du Québec : Rectifier le tir

À lire ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux, bon nombre de Québécoises et de Québécois vivent un combat quotidien—une petite guerre amorcée à la fin du régime français et loin d’être achevée, une petite guerre qui anime tous les aspects de la vie publique du Québec.

Entendons-nous : le fait français est minoritaire dans son milieu nord-américain et il est particulièrement vulnérable hors du Québec. Petit peuple qui n’a pas toujours été « maître chez lui », la population d’ascendance canadienne-française du Québec a rencontré sa part d’obstacles culturels, mais aussi économiques et politiques, au cours de son histoire multiséculaire. Ces obstacles, ces périodes sombres, forment d’ailleurs le fond du récit historique dominant, tel à mettre en garde chaque nouvelle génération.

Le Québec n’est certainement pas en manque d’histoire. On apprend très tôt les grandes lignes d’un récit national jalonné d’événements qui font du Québec une société unique : la colonisation française, la « conquête », les Rébellions de 1837-1838, la Confédération, une période d’hégémonie cléricale, puis la Révolution tranquille qui, pour bien des gens, n’auraient pas abouti à son dénouement logique. Cette trame est perceptible dans l’enseignement de l’histoire au niveau secondaire, mais aussi dans la culture populaire (films, musique, chroniques dans la presse, etc.). Vivre au Québec, c’est, sans nécessairement accepter ses moindres détails, reconnaître et comprendre ce récit collectif.

Programme enseignement secondaire histoire du Québec
Schéma du programme provincial d’histoire du Québec et du Canada (2017)

Ce récit insiste surtout sur le destin politique de la population francophone dans un contexte de domination étrangère, c’est-à-dire britannique, canadienne-anglaise, peut-être même étatsunienne sur le plan économique. Or, en épurant le passé de sorte à le réduire à une dialectique Anglais (oppresseurs) / Français (opprimés), nous négligeons d’autres dimensions essentielles—sociales, culturelles, transnationales—qui nuancent le récit dominant. Une attention soutenue à ces éléments, qui demeurent surtout l’affaire des universitaires et des professionnels de l’histoire publique, promet un portrait plus complexe des événements, portrait qui ne s’inscrit pas parfaitement dans le récit nationaliste tout cuit.

Si, de manière générale, il ne faut pas trop s’attarder aux réseaux sociaux, ceux-ci constituent l’arène idéale dans l’étude de la culture historique populaire et des mythes historiques les mieux ancrés—ceux qui résistent à tout ce qui pourrait s’écrire dans les revues à comité d’évaluation. Dans toute société, la mémoire historique collective est d’une profonde inertie. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle se transforme pour englober des faits dissonants ou inconvénients. Il nous incombe néanmoins de tenter de réconcilier mémoire et histoire, un processus qui débute simplement en nuançant ce que l’on croit connaître—en apportant des idées qui risquent de mijoter et de s’accoler aux autres récits qui circulent.

En guise d’exemples, voici quelques éléments qui ajoutent au portrait commun de trois aspects de l’histoire du Québec : la présence anglophone, les insurrections de 1837-1838 et la grande saignée. (On a précédemment discuté du rapport avec les Premières nations.) Ces éléments ne rendent pas un portrait exhaustif des événements en question, mais soulignent l’insuffisance de la mémoire telle qu’elle nous est transmise.

Histoire du Québec Nouvelle-France mythes
Portrait d’une Amérique française qui n’a jamais existé (Wikimedia Commons)

Le fait anglais

Tout comme le légitime souci d’assurer la pérennité du français, l’histoire coloniale britannique tend à obscurcir les réalités sociales de la minorité anglophone au Québec. Tous les Anglophones n’avaient et n’ont pas un accès privilégié aux coulisses du pouvoir ou à un capital économique disproportionné. Nous n’avons qu’à penser aux Irlandais et aux Irlandaises fuyant la famine dans les années 1840. Bien avant, les Loyalistes ont trouvé un asile au nord de la frontière. Bon nombre de familles avaient perdu leurs biens, leurs propriétés, et devaient bâtir une nouvelle vie dans des milieux étrangers. En fait, leur condition dans les années 1780 est semblable à celle de réfugiés politiques d’une autre époque, les Patriotes passés aux États-Unis en 1837-1838.

Au Québec, les Loyalistes s’implantent notamment dans les Cantons de l’Est. Nullement, en s’établissant dans cette région, les familles réfugiées s’approprient-elles des terres appartenant de droit aux Canadiens français. Ceux-ci n’avaient qu’en de rares endroits percé le sol des Cantons. Et si ce sol appartenait à quiconque, c’est sans contredit aux Abénakis, dont les deux groupes colonisateurs ont trop rapidement oublié (sinon supprimé) l’histoire.

Ce n’est qu’une petite élite de Loyalistes qui touche aux leviers du pouvoir et il en est ainsi d’autres groupes anglophones, venus de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, établis au Bas-Canada dans le premier tiers du dix-neuvième siècle. La majorité de ces nouveaux venus appartiennent aux classes ouvrière et agricole. C’est peut-être sans surprise qu’ils flirtent avec le mouvement patriote au début des années 1830—Marcus Child en est l’exemple. Dans les Cantons, une importante population de petits propriétaires prend racine et doit se prendre en main; elle s’opposera au pouvoir de la British American Land Company et n’aura rien à voir avec les McGill et les Molson. Pensons aussi aux Anglophones de la Gaspésie ou de Montréal. Vers 1860, ce second groupe représente près de la moitié de la population de la métropole. (Montréal est beaucoup plus francophone aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a un siècle et demi!)

Bolton Pass Eastern Townships Cantons de l'Est
L’univers spatial de milliers de familles anglophones : Pass of Bolton, Eastern Townships par Bartlett, vers 1840 (BAnQ)

Cette population, loin des cercles du pouvoir, a, comme tout groupe minoritaire, cherché à maintenir ses traditions et son identité par ses églises, ses institutions d’enseignement et ses organismes communautaires. Elle a plus tard souhaité un accès aux services de l’États réclamé de la même manière par les francophones des autres provinces.

Cette lecture socioéconomique des deux principales populations ethniques et de leur passé nous invite à réfléchir à des occasions de collaboration manquées. Et si certaines données semblent donner aux Anglophones un avantage marqué aux dix-neuvième et vingtième siècles, nous tombons sur un portrait fort différent en segmentant les petits cultivateurs des Cantons (ou de la Gaspésie, des Laurentides, et de l’Outaouais) des familles du Golden Square Mile.

Liberté et insurrection

L’époque des Patriotes est aussi mécomprise. D’abord, il est à noter que les Canadas devancent l’Angleterre par rapport à l’accès au vote. Même après la réforme électorale de 1832, ce n’est qu’une petite part de la population adulte britannique (soit moins de 10 pour cent) qui détient le droit de vote lors d’élections parlementaires. La population blanche de l’Amérique du Nord touche presque au suffrage universel. Les colonies sont privilégiées d’un autre point de vue : les catholiques canadiens peuvent intégrer tout poste public à la fin du dix-huitième siècle, tandis qu’au Royaume-Uni, il faut attendre des lois adoptées au parlement de Westminster en 1828-1829 pour qu’un catholique puisse y siéger.

Rébellions 1837-1838 charivari intimidation violence populaire
Le Populaire, 2 octobre 1837

Ajoutons que les institutions politiques des Canadas sont calquées sur celles de la puissance impériale. Les revendications des Patriotes heurtent non seulement ce qui se produit à Québec, mais le système de gouvernement britannique en entier. Les autorités du Colonial Office savent sans doute qu’en acceptant le crédo démocratique venant des colonies, elles exposeraient le système à de telles requêtes en terre britannique et ailleurs dans l’empire. L’idée d’un conseil législatif élu va même au-delà du système républicain des États-Unis à cet époque. Le Sénat, leur chambre haute, ne sera pas électif avant le vingtième siècle.

La lutte d’intérêts entre le conseil législatif et l’assemblée législative est bien réelle. Or, plusieurs leaders patriotes refusent de siéger au conseil législatif lorsque l’occasion se présente. Afin de faire pression sur les autorités à Londres, les Patriotes cessent essentiellement de gouverner. Les députés refusent de voter des fonds pour la fonction publique mais aussi pour divers projets d’aide publique et d’infrastructure—ce qui décevra les Anglophones jusqu’alors intéressés par le mouvement de réforme. Lorsque le conseil législatif proposera de telles mesures, ce sera au tour de l’Assemblée de faire obstruction. Pendant quelques années consécutives, l’Assemblée se dissout de son propre gré dès sa convocation. La stratégie patriote punit malgré elle la colonie, qui enregistre des retards par rapport aux projets de travaux publics des colonies voisines et des États-Unis. C’est en partie ce qui explique pourquoi la dette du Haut-Canada est substantiellement plus élevée lors de l’union des colonies en 1841; de ce côté, l’Assemblée a dépensé et investi.

Le manque de gouvernance dans le Bas-Canada se fait particulièrement sentir dans les mois qui suivent l’adoption des Résolutions Russell de 1837 : réglementation du commerce à peu près nulle, disparition de toute forme d’autorité publique. En campagne, des bandes intimident les gens soupçonnés d’appuyer la Couronne et forcent les capitaines de milice et les petits fonctionnaires à abandonner leurs commissions. Elles le font parfois violemment. Plusieurs leaders patriotes prêchent la sédition. À l’automne 1837, le gouverneur n’a d’autre choix que d’ordonner l’arrestation de ces chefs puis de chercher une solution militaire afin de rétablir l’ordre.

Le chemin de l’exil

Autre mythe : les détenteurs du pouvoir au Canada ont essentiellement orchestré la « grande saignée » de familles canadiennes-françaises vers les États-Unis entre les Rébellions et la crise des années 1930. On ne tarde pas à rencontrer l’idée que l’oppression britannique a produit la grande saignée. Les inégalités créées sous le régime britannique ou sous la constitution fédérale auraient, selon ce récit, relégué les francophones catholiques à une pauvreté menant ultimement à l’exil. Ou encore : les élites anglophones protestantes auraient encouragé l’émigration pour réduire le poids démographique de la minorité au sein de la Confédération. Ce sont là des idées qui concordent très bien avec le récit nationaliste dominant (qui les a sans doute engendrées), or il faut prendre en considération d’autres points essentiels.

John Charlton Ontario Canadian emigration to the United States debates Ottawa
Propos de John Charlton, député libéral de Norfolk North (Ontario), 3 février 1881 (Hansard)

D’abord, le taux de migration du Québec à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième est égalé par certaines régions du Canada anglais : les Anglophones s’exilent dans les mêmes proportions! Les journaux et les leaders politiques de la Nouvelle-Écosse s’inquiètent autant de la dépopulation que leurs homologues du Québec. Au Parlement à Ottawa, des députés de l’Ontario se lèvent pour commenter la forte émigration souvent sans faire référence à ce qui se produit dans la vallée du fleuve Saint-Laurent. C’est donc dire que la plupart des régions du Canada sont aux prises avec de sérieux défis économiques structurels, défis que nous devons aborder dans le contexte d’une aire économique continentale transcendant la frontière canado-américaine. Alors qu’elle dispose d’autres leviers, la classe politique du Québec s’unit autour de la colonisation agricole des régions pour résoudre l’hémorragie démographique. Ce sera une solution fort peu appropriée aux pressions économiques que vivent les familles migrantes, ce que prouve le déluge continu vers le sud.

La culture y fut-elle pour quelque chose? La déplorable adoption de lois bornant l’enseignement catholique ailleurs au pays n’est pas à nier. Or, les familles canadiennes qui ont pris le chemin de la Nouvelle-Angleterre plutôt que celui des Prairies n’ont pas été mieux protégées dans leur nouveau milieu étatsunien, loin de là. Il faut plutôt prendre en compte le coût d’un voyage vers le Manitoba, par exemple, voyage qui serait définitif et qui impliquerait une nouvelle vie bien loin de la patrie ancestrale. Rappelons-nous que dans les premières décennies de la grande saignée, la plupart des Canadiennes et des Canadiens ne souhaitent pas quitter définitivement. Ces gens souhaitent demeurer en contact avec le sol natal et, dans bien des cas, y revenir—tout en gagnant des sous qui ne leur sont pas accessibles, faute d’industrie, au Canada.

Il ne faut pas non plus croire que tous les « Anglais » se réjouissent de l’exode québécois. Des années 1850 aux années 1880, le Québec sert de pilier politique au Parti conservateur dirigé par John A. Macdonald. Les grandes pointures politiques du Québec siègent au conseil des ministres fédéral; leurs efforts ainsi que l’appui de leurs électeurs permettent de cimenter une coalition organisée autour du protectionnisme, du développement ferroviaire et de l’expansion dans l’Ouest—coalition qui doit aussi protéger les acquis de l’Église catholique. Même dans les années suivant l’exécution de Louis Riel, le Parti conservateur fédéral est nez à nez avec les Libéraux. Pendant ce temps, la croissance démographique canadienne, à laquelle les francophones contribuent grandement, est perçue comme un moyen d’assurer l’autonomie du « Dominion » face au pouvoir politique, économique et même militaire des États-Unis.

*          *          *

En plus d’un élargissement de notre champ de vision historique, le travail de réconciliation (de la mémoire et de l’histoire, mais aussi de divers groupes sociaux) dépend d’une présentation plus complète et plus nuancée des personnages historiques qui habitent la mémoire collective. Certains ont été consacrés au panthéon de la nation; d’autres, à l’un ou l’autre des cercles de l’enfer. Dans les deux cas, on nous offre des caricatures plutôt que des individus souvent bien intentionnés, convaincus de la justesse de leur vision, attachés à leurs valeurs, ancrés dans les sociétés et les institutions qui les ont créés—et donc faillibles, mal informés, peu ouverts à l’Autre, etc.

Maître chez nous publicité Jean Lesage histoire du Québec
« Le 14 novembre ou jamais… », Parti libéral du Québec, 1962 (BAnQ)

Les historiennes et les historiens ont, dans cette tâche de rééquilibrage, le devoir de rendre aux personnages historiques leur pleine complexité. Ce n’est pas une histoire « woke » ou une annulation que de souligner la pensée racialiste de John A. Macdonald—ou encore celle de Lionel Groulx. En déboulonnant les socles et les statues de notre mémoire historique, c’est-à-dire en rendant à ces gens leur humanité, nous pourrons mieux nous reconnaître en eux et développer une empathie fondamentale pour l’ensemble des acteurs et actrices des périodes critiques de notre histoire.

Ainsi, il sera peut-être possible de suspendre définitivement la chasse aux fantômes de 1759 et de 1837 et de cesser de faire revivre, comme pantin utile, Lord Durham. Les Québécoises et les Québécois doivent chérir leur passé, mais le devoir de mémoire est accompagné d’un devoir d’histoire. En ne relatant qu’une infime partie de cette histoire, en la réduisant à un constant combat contre l’Autre (anglais, fédéraliste, clérical, immigrant, etc.), on appauvrit une identité qui est pourtant très riche. On sous-estime par le fait même l’agentivité de la population canadienne-française et de ses leaders.

Le Québec est présentement indépendant à bien des égards, particulièrement en ce qui concerne l’enjeu le plus important des nationalistes purs et durs, la culture. Il a adopté, avec relativement peu d’entraves juridiques, plusieurs lois visant à protéger la langue française. Il a fait usage de la clause dérogatoire afin de solidifier les acquis de la majorité. Il détient le pouvoir de sélection en ce qui concerne l’immigration de gens venant de l’étranger. C’est sans compter les vastes moyens que lui donnent la vente d’électricité et ses pouvoirs fiscaux. En fait, le Québec a l’occasion d’organiser son développement économique depuis 1867 et ses pouvoirs ne se sont qu’accrus au cours du vingtième siècle. Ajoutons les droits démocratiques et d’autres garanties constitutionnelles et nous sommes loin de l’image qu’on forme couramment des nations opprimées, subjuguées.

En ce qui concerne l’avenir, rien n’est certain. Or, le besoin d’asseoir les projets politiques sur un portrait cohérent, global et honnête du passé demeurera.


Nous marquons cette semaine le sixième anniversaire de ce blogue. Un merci des plus sincères à tous les gens qui ont encouragé et appuyé la diffusion de tranches d’histoire trop souvent méconnues.

This week marks the sixth anniversary of this blog. Many thanks to all who have encouraged and supported this effort to bring little-known slices of history to light.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *