Recension : Deschênes, Un pays rebelle

Compte-rendu critique

Gaston Deschênes, Un pays rebelle : La Côte-du-Sud et la guerre de l’Indépendance américaine. Québec : Septentrion, 2023.

Ouvrage portant sur un aspect plutôt méconnu de l’histoire québécoise, Un pays rebelle arrive à la veille du 250e anniversaire de l’occupation de la vallée du Saint-Laurent par les troupes continentales. Son auteur, Gaston Deschênes, a été historien à l’Assemblée nationale; il a aussi rédigé plusieurs travaux traitant de la Côte-du-Sud, dont L’année des Anglais : La Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête, qui dresse l’arrière-plan des événements de 1775-1776.

Les premiers chapitres présentent les grandes lignes de l’invasion du Québec (c’est-à-dire de la « vieille » Province de Québec) en 1775. Les « lois intolérables » adoptées par le Parlement britannique en 1774 ont pour effet d’encourager le mouvement de résistance coloniale qui murit dans les Treize Colonies depuis les années 1760. Une présence militaire accrue en Nouvelle-Angleterre fait craindre un despotisme qui réduirait les droits qu’on croit garantis à tout sujet britannique. La résistance devient militaire à son tour, incitée par une paranoïa populaire qui fait craindre la descente d’une armée composée de soldats britanniques, autochtones et canadiens qui saisiraient la Nouvelle-Angleterre par l’ouest. Plutôt que de concentrer ses efforts dans les régions de Boston et de New York, le Congrès des colonies déploie l’Armée continentale, à peine organisée, vers Montréal et Québec. Tout ceci se produit avant la Déclaration de l’Indépendance; lorsque le Congrès ratifie celle-ci, en juillet 1776, l’armée a déjà battu retraite et pris refuge dans la colonie—bientôt l’État—de New York.

Un pays rebelle Gaston Deschênes Septentrion histoire Révolution américaine 1775-1776 invasion du Québec

Le moment fort de l’occupation « américaine » est la bataille de Québec, lancée par les généraux Montgomery (qui y est tué) et Arnold (blessé) le 31 décembre 1775. La garnison britannique repousse l’assaut. Dans les mois qui suivent, le manque de ravitaillements, une épidémie de variole et la perte de crédibilité auprès de la population canadienne affaiblissent les assiégeants, dont le sort est scellé au printemps 1776 avec l’arrivée de renforts de la Grande-Bretagne. Si le cours des événements lors de « l’année des Américains » est bien documenté, la perception qu’ont les familles canadiennes des occupants est depuis longtemps débattue. L’ouvrage de Deschênes nous offre le pourquoi : la réaction canadienne est ambiguë, changeante, divisée.

Sur la Côte-du-Sud, cette réaction se traduit par une petite guerre civile. Par leurs émissaires canadiens, les troupes continentales concentrées à Lévis exercent des pressions sur la population locale, qui doit fournir des vivres et renseigner les envahisseurs. Des assemblées révoquent des commissions de milice pour instituer un nouvel ordre militaire; certains hommes s’engagent. On instaure un système de feux qui doit annoncer la venue probable de renforts britanniques. Or, malgré le souvenir des événements de 1759, l’esprit de rébellion est loin d’être unanime. En mars 1776, Louis Liénard de Beaujeu de Villemonde rassemble quelques centaines d’hommes de la région pour marcher contre les rebelles. Suite à un bref affrontement à Saint-Pierre-du-Sud, ils doivent reculer.

Si, parfois, des Canadiens arrivent à attirer la clémence des envahisseurs envers leurs compatriotes, les persécuteurs les plus sévères des Canadiens sont, très souvent, eux-mêmes des Canadiens. Ainsi nous apprenons que des rebelles mènent des prisonniers canadiens loyalistes « avec une jubilation sans pareille et comme s’ils menoient des gens dont ils n’auroient jamais entendu parler, ou leurs plus grands ennemis » (71). Selon l’évêque Jean-Olivier Briand, « [c]e sont les Canadiens qui ont volé, qui ont pillé, assassiné, brûlé, trahi, enlevé leurs frères » (84-85). Comment expliquer cette soudaine éruption de violence entre voisins et au sein de réseaux de parenté? Deschênes ne se prononce pas définitivement. La réponse est peut-être à trouver dans la difficile reconstruction de 1759-1760 et dans ses longues séquelles sociales et économiques.

L’état du conflit sur la Côte-du-Sud jusqu’à l’arrivée d’une flotte britannique au printemps complète la première partie de l’ouvrage. La deuxième partie est consacrée aux soldats canadiens de l’armée révolutionnaire. Deschênes offre des portraits biographiques de Louis et de Clément Gosselin, de Germain Dionne (beau-père de ce dernier) et de Pierre Ayotte, les plus célèbres des combattants. On découvre aussi, brièvement, Michel Arbour, Julien et Noël Bélanger, Joseph Labbé et d’autres hommes dont les origines et le parcours sont parfois méconnus. Dans bien des cas, Deschênes établit les faits—l’état des sources et de la recherche—sans prétendre à des réponses qui, compte tenu de l’obscurité documentaire qui enveloppe ces soldats, seraient ultimement trompeuses. Or, nous découvrons que si la guerre de l’Indépendance a laissé une empreinte visible à l’est de Québec, ce sont très peu d’hommes qui ont vécu la guerre entière dans les rangs de l’Armée continentale. L’auteur répertorie tout au plus une vingtaine d’hommes qui se font soldats et qui suivent de près ou de loin la retraite de 1776.

Battle bataille invasion du Québec 1775 Benedict Arnold Richard Montgomery
Représentation de la bataille de Québec de 1775 par Charles William Jefferys

Saluons surtout la biographie de Clément Gosselin, qui semble être le portrait le plus exhaustif du mieux connu des « rebelles » canadiens—désormais, une référence importante. L’ouvrage compte, en plus, un survol très intéressant des mercenaires allemands venus en renfort des Britanniques et qui transforment le paysage démographique de la région. Les familles canadiennes et les Allemands partagent un espace social et doivent s’accommoder : « Les soldats allemands prennent leurs quartiers d’hiver chez l’habitant. Ils sont déployés dans les campagnes, ce qui leur permet d’espionner à loisir. Les hommes (et les femmes, car certains sont mariés) sont logés un, deux ou trois par maison, mais on en trouve aussi ‘quatre, six ou même douze dans une même demeure’ » (94). Les appendices plairont aux généalogistes, autant pour la liste des combattants canadiens lors de l’occupation que pour la présentation de soldats allemands qui demeurent en sol québécois et dont plusieurs épousent des Canadiennes françaises de la région.

Dans un compte rendu publié dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, Louise Dechêne situait L’année des Anglais à mi-chemin entre la grande histoire et la petite histoire. Nous pourrions en dire autant de ce dernier ouvrage. Tout comme la bataille des Plaines d’Abraham a obscurci les autres événements de 1759, la place de l’invasion du Québec de 1775-1776, déjà peu connue, dans le récit historique québécois n’accommode facilement les perturbations dans les régions périphériques.

Nous pourrions aussi situer le présent ouvrage à mi-chemin entre histoire académique et histoire populaire. Le souci de rigueur de Deschênes ne fait aucun doute. Le dépouillement de sources qui a mené à cet ouvrage représente un énorme chantier dépassant de loin le journal de François Baby, Gabriel Taschereau, et Jenkin Williams. Le corpus inclut les pétitions soumises au Congrès des États-Unis par les vétérans et leurs héritiers, les documents officiels du Congrès continental, la correspondance de George Washington, des archives de notaires, les papiers du gouverneur Haldimand, l’ensemble des ouvrages qui traitent des événements de 1775-1776 au Québec—et nous pourrions continuer longuement. Si la numérisation de sources et de nouvelles bases de données virtuelles ont considérablement aidé à la recherche et à la rédaction, la démarche de Deschênes n’est pas pour autant amoindrie. Et malgré le caractère sérieux de l’ouvrage, celui-ci demeure accessible, libre de jargon ou de longues parenthèses historiographiques. Nous pouvons ainsi lui souhaiter un vaste lectorat.

Germain Dionne Clément Gosselin révolution américaine
Extrait d’un document issu du procès opposant le futur rebelle Germain Dionne et ses voisins concernant l’arpentage des premier et second rangs de La Pocatière, 1769-1771 (BAnQ, TP5,S1,SS1,D865)

Reste à savoir si la recherche révèlera plus précisément les motivations des gens qui ont soutenu soit la Couronne, soit la révolution. Évidemment, l’appel de la liberté n’a pas suffi : une levée en masse de la population canadienne-française ne s’est pas produite. Des gens de la Côte-du-Sud ont pris les armes les uns contre les autres, peut-être précisément pour régler des différends à l’échelle locale, dans lequel cas il sera peut-être possible de déceler les racines de ce conflit social dans les archives de notaires de l’époque. Plusieurs questions demeurent à cet égard. Heureusement, Un pays rebelle offre aux chercheurs et chercheuses d’importantes pistes de réflexion.


Les billets suivants traitent aussi de la participation canadienne à la guerre de l’Indépendance américaine :

Pour en savoir davantage :

Recensions précédentes sur QTP :

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *