Retour sur l’histoire politique franco-américaine

Celles et ceux qui fréquentent ce blogue depuis un certain temps seront sans doute surpris d’y trouver un billet en français. Depuis le début, mon site vise notamment à populariser l’histoire canadienne-française et franco-américaine auprès d’un lectorat anglophone—étatsunien, notamment. D’ailleurs, la vie franco-américaine d’aujourd’hui se déroule surtout en anglais. Or, la publication de « Tout nous serait possible » : Une histoire politique des Franco-Américains, 1874-1945 (Presses de l’Université Laval, 2021) m’offre l’occasion rêvée de rompre avec cette habitude et d’éclaircir, pour les intéressé(e)s francophones, ce pan d’histoire qui fait l’objet de si peu d’étude soutenue.

Nous avons déjà exploré sur ce blogue les carrières de grands disparus—J. D. Bachand, Benjamin Lenthier, Ralph Morissette ou encore Russell Niquette—qui sont aussi, à présent, de grands inconnus. Ces personnages politiques ont marqué l’histoire de leurs régions; à leur époque, ils se sont mérités l’admiration de « Francos » et les votes de gens d’origine anglo-saxonne et irlandaise.

Moïse Verrette Franco-American Manchester New Hampshire mayor 1917
L’Impartial, 15 décembre 1917, sur le triomphe de Moïse Verrette à Manchester

La première annexe de « Tout nous serait possible » fait état des recherches qui ont été menées sur cet aspect politique; parmi les gens qui se sont récemment penchés sur le sujet, mentionnons notamment Mark Paul Richard (SUNY Plattsburgh) et J.-André Sénécal (University of Vermont). Ajoutons Rhea Côté Robbins, qui s’intéresse à la carrière de la suffragette Camille Lessard Bissonnette et aux législatrices de l’état du Maine. Malgré les études menées par ces individus et quelques autres encore, force est de constater que la communauté historienne a négligé le parcours politique des Petits Canadas du nord-est des Etats-Unis. La recherche a longtemps porté sur la survie culturelle des « Francos », les luttes au sein de l’Eglise catholique des Etats-Unis et les démarches des associations porteuses du projet de survivance. Au cours des années 1970, des historiens et des historiennes ont élargi le champ en s’intéressant au vécu des classes ouvrières. Ces deux questions demeurent encore aujourd’hui les deux grands piliers soutenant l’édifice de l’histoire franco-américaine.

Mais alors, pourquoi avons-nous négligé la question politique (comme tant d’autres dimensions de la vie franco-américaine)? Les faits historiques compliquent ce casse-tête. Si la naturalisation et l’entrée politique des familles immigrantes canadiennes-françaises ont été lentes, reste que leur poids politique ne pouvait être ignoré à partir du début du vingtième siècle. Dans le sud de la Nouvelle-Angleterre, les deux grands partis politiques se sont empressés de leur faire la cour. Dans certains centres, les électeurs « francos » formaient un bloc essentiel à la victoire de l’un de ces partis; ailleurs, ils pouvaient être le « swing vote » malléable, pouvant à tout moment faire la différence dans l’élection d’un parti plutôt que de l’autre. Dans le nord de la Nouvelle-Angleterre, leur influence était moins considérable à l’échelle des états. Néanmoins, la communauté franco-américaine sut produire des personnalités très influentes qui rendaient honneur et prestige au groupe ethnique—Bachand et Niquette, mais aussi les Henri Ledoux et Harold Dubord, par exemple.

C’est donc dire que si l’étude de la politique franco-américaine est toujours dans son enfance, ce n’est pas parce que ce passé, ce parcours politique, n’existe pas. Les « Francos » s’intéressèrent très tôt à la politique de leur pays d’adoption, puis leur implication civique représenta un aspect important de leur intégration culturelle et sociale. Ainsi le problème doit être historiographique, c’est-à-dire dans la manière dont les chercheurs ont construit le récit historique et dans leur sélection des faits les plus pertinents.

Dans tout ce qui touche aux Franco-Américaines et Franco-Américains, nous ne sommes jamais bien loin de la question de la survie culturelle, c’est-à-dire le maintien d’une communauté et d’une identité culturelles distinctes au sud de la frontière. La recherche reflète davantage le souci de préservation qui a animé les Petits Canadas—rêve qui continue de motiver bien des « Francos »—que les facteurs menant à l’intégration sociale, qui s’est indéniablement produite. Serait-ce donc que la politique, en accroissant les contacts entre la minorité ethnique et le courant culturel dominant, le « mainstream », aurait été perçue par les chercheurs comme une fausse route? Ou, simplement, un chemin sans conséquence, compte tenu d’un enjeu à caractère existentiel (encore, la survie culturelle) qui évoluait en marge des instances publiques?

Ces deux possibilités—qui ensemble nous mèneraient à conclure que la reconnaissance et la survie du groupe ne pouvaient se faire en politique étatsunienne—déforment la réalité historique. D’abord, la reconnaissance fut l’une des premières préoccupations des gens faisant le bond dans la politique de la terre d’accueil. Les « Francos » souhaitaient se voir représentés dans les postes électifs et dans la fonction publique des Etats-Unis. D’ambitieux personnages de la classe moyenne franco-américaine encouragèrent la naturalisation et convoitèrent l’appui de leurs compatriotes en faisant appel à un sentiment de solidarité ethnique. Les électeurs se tournèrent davantage vers le parti qui offrait le plus de nominations à leur groupe—nominations qui permettraient de contrer le nativisme, répondraient aux intérêts des Petits Canadas et pourraient se traduire par un « patronage » favorable aux « Francos ».

Harold Dubord Waterville Maine Franco-American Democratic candidate governor senator
Biddeford-Saco Journal, 15 octobre 1964

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, cependant, on ne pouvait douter qu’une importante transformation s’était produite au niveau des mœurs et des mentalités politiques franco-américaines. À cette époque, sans dire que le facteur ethnique était négligeable, on ne votait plus simplement pour un Franco-Américain en tant que Franco-Américain. Les appartenances partisanes s’étaient raffermies. Aujourd’hui il serait absurde d’affirmer, dans la communauté franco-américaine, qu’on doit soutenir Paul LePage, ancien gouverneur républicain du Maine, en raison de son héritage socioculturel, peu importe ses opinions politiques. Déjà, dans les années 1920 et 1930, cet abandon de la reconnaissance ethnique comme ultime critère aux urnes se développait. La politique de l’entre-deux-guerres reflétait ainsi le cheminement général de la communauté franco-américaine dans le « melting pot » étatsunien à la même époque. C’était, certes, l’effilochage d’une solidarité, mais aussi un processus de reconnaissance des divers intérêts et même des différentes identités qui se côtoyaient au sein de la communauté franco-américaine des sept états du nord-est. Nous voyons donc se poindre une plus grande complexité sociale et intellectuelle qui fut souvent de sorte à effrayer les élites traditionnelles. Point de salut pour la « race » dans ces milieux politiques interculturels, auraient-elles peut-être affirmé.

Or, la séparation croissante de la question culturelle (« nationale ») et de la participation politique ne devrait en rien diminuer l’importance d’étudier cette dernière. Tout le contraire. Les chercheurs et chercheuses devraient s’émanciper des modèles intellectuels désuets et reconnaître qu’une intégration a bel et bien eut lieu—et celle-ci mérite une attention soutenue. D’un point de vue historiographique, les vaches sacrées n’ont pas leur place. Il n’est pas question de détruire la recherche dont nous héritons, mais de travailler vers un portrait toujours plus représentatif des réalités historiques franco-américaines. Il nous est permis d’espérer que l’exploration de la dimension politique invitera plus de gens à participer à cette conversation historiographique autant par leurs recherches que par leurs démarches conceptuelles.

Louis Papa Bill Lausier histoire politique franco-américaine Biddeford Maine
Portland Press Herald, 12 septembre 1948

4 thought on “Retour sur l’histoire politique franco-américaine”

  1. Rebecca Drew

    Très intéressant! Very interesting!
    Thank you for introducing an alternative perspective on Franco-American history!

    Reply
  2. Pingback: La Saint-Jean-Baptiste chez les Franco-Américains (1945-1956) - Query the Past

  3. Pingback: Les Franco-Américains et le Québec - Query the Past

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *